XVI
Tire-laine et tire-soie
Les deux jeunes gens, en riant toujours, remontèrent la rue de la Monnaie et arrivèrent à la rue de Béthisy.
En tournant l’angle, il leur sembla entendre, du côté de l’hôtel Coligny, un grand cliquetis d’épées et un bruit de voix formidable.
La scène qui provoquait ce cliquetis d’épées et ce bruit de voix se passait dans l’obscurité, à vingt ou trente pas d’eux.
Ils se blottirent sous le porche d’une maison qui faisait l’angle de la rue de la Monnaie et de la rue de Béthisy.
– Ah ! ah ! disait une voix ferme et pleine de menaces, vous êtes des voleurs, à ce qu’il paraît !
– Parbleu ! répondit une voix impudente, à cette heure de nuit, il ferait bon de rencontrer d’honnêtes gens dans la rue !
– Des brigands ! disait une voix moins assurée que la première.
– Quel est le voleur qui n’est pas un peu brigand et le brigand qui n’est pas un peu voleur ? répondit la seconde voix, qui paraissait être celle d’un philosophe.
– Alors, vous voulez nous assassiner ?
– Pas le moins du monde, Votre Seigneurie !
– Que voulez-vous, alors ?
– Vous débarrasser de votre bourse, voilà tout.
– Je vous déclare, dit la voix, qu’il n’y a pas grand-chose dans ma bourse ; mais, telle qu’elle est, vous ne regarderez pas dedans.
– Vous avez tort de vous entêter, monsieur !
– Monsieur, nous vous faisons observer que vous êtes deux contre onze, encore votre compagnon ne semble-t-il que votre laquais. Toute résistance serait donc une folie.
– Place ! cria la voix devenant de plus en plus menaçante.
– Vous paraissez étranger à cette bonne ville de Paris, monsieur, dit la voix qui paraissait celle du chef de la bande, et peut-être n’êtes-vous si tenace que parce que vous craignez de demeurer sans gîte étant sans argent ; mais nous sommes des voleurs civilisés, monsieur, des tire-soie et non des tire-laine, et nous savons ce qu’il est dû d’égards à un homme comme vous. Donnez-nous gentiment votre bourse, monsieur, et nous vous rendrons un écu pour ne pas vous laisser sans gîte, à moins que vous n’aimiez mieux l’adresse d’un honnête hôtel où, sur recommandation, vous serez parfaitement reçu. Un homme comme vous ne saurait manquer d’amis dans Paris, et, demain, ou plutôt aujourd’hui, – car, je ne voudrais pas vous induire en erreur, il est près de quatre heures du matin, – aujourd’hui, vous ferez un appel à vos amis, qui certes ne vous laisseront point dans l’embarras.
– Place ! répéta la même voix ; vous pourrez avoir ma vie, attendu que nous sommes deux contre onze ; mais, quant à ma bourse, vous ne l’aurez pas.
– Ce que vous dites-là n’est pas logique, monsieur, reprit celui qui paraissait chargé de porter la parole au nom de la bande ; car une fois que nous aurons votre vie, nous serons les maîtres de prendre votre bourse.
– Arrière, canailles ! et prenez garde, nous avons pour nous deux bonnes épées et deux bonnes dagues.
– Et, de plus, le bon droit, messieurs. Mais qu’est-ce que le bon droit quand le mauvais est le plus fort ?
– En attendant, dit le gentilhomme qui paraissait le moins endurant des deux, parez celle-ci.
Et il allongea une effroyable botte au chef de la bande, qui, par bonheur, habitué sans doute à ces sortes de boutades, se tenait sur ses gardes et fit si adroitement et si à point un saut en arrière, que son pourpoint seul fut percé.
Alors commencèrent ce cliquetis d’épées et ces cris qu’avaient entendu le prince de La Roche-sur-Yon et le duc de Montpellier.
Tout en frappant, l’un des deux hommes attaqués criait à l’aide. Mais, comme si l’autre eût compris qu’il était inutile de demander du secours ou qu’il eût dédaigné d’en appeler, il frappait en silence, et, à un ou deux blasphèmes poussés par ses adversaires, on pouvait comprendre qu’il ne frappait pas dans le vide.
Quand nous avons dit que le gentilhomme silencieux avait compris qu’il était inutile de demander du secours, nous avons espéré que le lecteur comprendrait notre pensée.
Il était inutile de demander du secours aux hommes chargés d’en porter en pareils cas, c’est-à-dire aux agents de M. de Mouchy, grand inquisiteur de la loi en France. Ces agents, qu’on appelait les mouchis ou même les mouchards, couraient la ville le jour et la nuit, avec mission d’arrêter, il est vrai, tous ceux qui leur paraissaient suspects.
Mais ne paraissaient point suspectes à M. les mouchis ou les mouchards, comme on voudra les appeler, les bandes de malfaiteurs qui infestaient Paris, et plus d’une fois même, quand la circonstance avait paru opportune et que la dépouille promettait d’être opime, les agents de M. de Mouchy avaient prêté aide aux suspects, soit que les suspects appartinssent à la société des tire-soie, ou voleurs gentilshommes, qui n’attaquaient jamais que les gens de qualité, soit qu’ils appartinssent à la classe des tire-laine, pauvres hères, voleurs de la dernière classe, et qui se contentaient de détrousser les bourgeois.
Outre les deux grandes catégories que nous venons d’indiquer, il y avait encore la compagnie des mauvais garçons, société de bravi enrégimentés et divisés en sections, se louant pour assassiner, disons-nous, à tous ceux qui les honoraient de leur confiance. Et, constatons-le en passant, comme le nombre de ceux qui, dans ces temps d’amour et de haine, avaient à se débarrasser de quelqu’un était grand, la besogne ne chômait point.
Ceux-là non plus ne paraissaient point suspects aux agents de M. de Mouchy. On savait qu’en général ils travaillaient pour de nobles et riches seigneurs, voire même pour des princes, et on n’eût eu garde de les déranger dans l’exercice de leurs fonctions.
Restaient encore les guilleris, les plumets et les grisons, qui correspondaient à nos coupeurs de bourses, à nos voleurs à la tire et à nos barboteurs. Mais ceux-là, c’étaient de tels faquins, que, parussent-ils suspects aux agents de M. de Mouchy, les agents de M. de Mouchy n’eussent point daigné se commettre avec eux.
Aussi était-il fort rare qu’un gentilhomme se hasarda la nuit dans les rues de Paris autrement que bien armé, et surtout accompagné d’un certain nombre de serviteurs.
C’était donc une grande imprudence à nos jeunes gens d’être sortis à une pareille heure, sans suite aucune, et il ne faut pas moins qu’une affaire de l’importance de celle qui les poussait dehors pour que nous leur pardonnions une pareille insouciance d’eux-mêmes.
Voilà pourquoi le chef des tire-soie avait reconnu, en attaquant l’homme à la voix menaçante, que celui-ci devait être un gentilhomme de province.
D’après ce que nous avons dit des mœurs des agents de M. de Mouchy, on ne sera point étonné de n’en voir arriver aucun aux cris du valet. Mais ces cris avaient été entendus, à ce qu’il paraît, d’un jeune homme qui sortait de l’hôtel Coligny. Comprenant de quoi il était question, il avait roulé son manteau autour de son bras gauche, avait tiré son épée de la main droite et s’était élancé en criant :
– Tenez ferme, monsieur ! Vous criez à l’aide, en voici !
– Ce n’est pas moi qui crie à l’aide, répondit le gentilhomme tout en espadonnant avec rage, c’est ce braillard de La Briche, qui se croit en droit, pour cinq ou six misérables assassins, de déranger un gentilhomme et de réveiller un quartier.
– Nous ne sommes point des assassins, monsieur, répondit le chef de la bande, et vous pouvez le voir à la courtoisie avec laquelle nous vous attaquons. Nous sommes des tire-soie, nous vous l’avons déjà dit, des voleurs de bonne famille, ayant tous pignon sur rue, et nous ne détroussons que des gentilshommes. Au lieu d’appeler à votre aide un tiers qui va envenimer l’affaire, vous feriez bien mieux de vous rendre de bonne grâce et de ne point nous forcer à en venir à des moyens violents qui nous répugnent au-delà de toute expression.
– Vous n’aurez pas une pistole ! répondit le gentilhomme attaqué.
– Ah ! bandit ! ah ! canailles ! ah ! misérables ! cria en se jetant dans la mêlée le gentilhomme qui sortait de chez l’amiral.
Et l’un des tire-soie poussa un cri qui prouvait que le nouveau venu avait joint le geste à la menace.
– Allons ! dit le chef de la bande, puisque vous vous entêtez, je vois bien qu’il faut en finir.
Et, dans l’ombre, le groupe informe devint plus animé, les cris sortirent plus aigus des bouches et des blessures, les étincelles jaillirent plus nombreuses des dagues et des poignards.
La Briche, tout en frappant de son mieux, continuait de crier à l’aide. C’était un système chez lui, et il pouvait soutenir qu’il était bon, puisqu’il avait déjà réussi une fois.
Ses cris eurent le résultat qu’ils devaient avoir, la mise en scène une fois donnée.
– Nous ne pouvons pas cependant laisser de sang-froid assassiner ces trois hommes, dit le prince de La Roche-sur-Yon en mettant l’épée à la main.
– C’est vrai, prince, dit le duc de Montpensier et, en vérité, j’ai honte d’avoir tant tardé.
Et les deux jeunes gens, répondant aux appels de La Briche, comme, un instant auparavant, venait de le faire le gentilhomme sorti de l’hôtel Coligny, s’élancèrent vers le lieu du combat en s’écriant à leur tour :
– Tenez ferme, messieurs ! nous voilà ! À mort ! à mort !
Les tire-soie, forcés de faire face à trois hommes, ayant déjà perdu deux des leurs et voyant arriver ce nouveau renfort qui s’apprêtait à charger leurs derrières, résolurent de tenter un dernier effort, quoiqu’ils ne fussent plus que neuf contre cinq.
Le chef resta pour faire face avec cinq hommes aux trois premiers attaqués, tandis que quatre bandits firent volte-face pour recevoir MM. de Montpensier et de la Roche-sur-Yon.
– À mort donc, mes gentilshommes, puisque vous le voulez absolument ! cria le chef.
– À mort ! répéta toute la troupe.
– Oui-da ! comme vous y allez, mes compagnons ! À mort ! dit le gentilhomme sorti de l’hôtel Coligny. Eh bien, oui, à mort ! Tenez...
Et, se fendant autant que le lui permettait sa petite taille, il passa son épée au travers du corps d’un des assaillants.
Le blessé poussa un cri, fit trois pas en arrière et tomba roide mort sur le pavé.
– Un joli coup, monsieur ! dit le gentilhomme arrêté le premier. Mais je crois que je vais vous offrir son pareil. Tenez...
Et, se fendant à son tour, il enfonça jusqu’à la coquille son épée dans le ventre d’un bandit.
Presque en même temps, le poignard du duc de Montpensier disparaissait jusqu’à la garde dans la gorge d’un de ses adversaires.
Les bandits n’étaient plus que six contre cinq, c’est-à-dire qu’ils commençaient à être les plus faibles, quand, tout à coup, la porte de l’hôtel Coligny s’ouvrit toute grande, et l’amiral, suivi de deux porteurs de torche et de quatre laquais armés, parut sous la voûte éclairée, vêtu d’une robe de chambre et tenant son épée nue à la main :
– Hola, maroufles ! dit-il, qu’est-ce que cela ? Que l’on me débarrasse la rue et vivement, ou sinon je vous cloue tous, tant que vous êtes, comme des corbeaux, à la grande porte de mon hôtel.
Puis, se tournant vers les laquais :
– Allons, enfants, sus à ces drôles ! dit-il.
Et, donnant l’exemple, il s’élança vers le champ de bataille.
Pour le coup, il n’y avait plus moyen de tenir.
– Sauve qui peut ! cria le chef en parant, mais un peu tard, un coup d’épée qui eut encore la force de lui traverser le bras. Sauve qui peut ! c’est le prince de Condé !
Et, faisant un rapide mouvement à gauche, il s’esquiva à toutes jambes.
Par malheur, cinq de ses compagnons ne purent profiter de ce charitable avertissement. Quatre étaient couchés à terre, et le cinquième était forcé de se tenir adossé au mur pour ne pas tomber.
Celui qui était adossé au mur était là du fait du prince de La Roche-sur-Yon, de sorte que chacun avait fait son devoir.
Du côté des gentilshommes, il n’y avait que des égratignures ou des blessures sans gravité.
Le gentilhomme attaqué le premier, apprenant à son grand étonnement que celui qui était venu d’abord à son secours n’était autre que le prince de Condé, se tourna de son côté, et, s’inclinant respectueusement :
– Monseigneur, lui dit-il, j’ai à remercier deux fois la Providence : la première fois pour avoir été sauvé par elle, la seconde pour avoir choisi comme instrument de mon salut, n’en déplaise à ces nobles seigneurs, le plus brave gentilhomme de France.
– Par ma foi ! monsieur, dit le prince, je suis heureux que le hasard m’ait conduit à cette heure de nuit chez mon cousin l’amiral, ce qui m’a mis à même de vous être utile. Maintenant, vous me remerciez en si bons termes du peu que j’ai fait pour vous, que je vous serai obligé de me dire votre nom.
– Monseigneur, je me nomme Godefroi de Barri.
– Ah ! interrompit Condé, baron de Périgord, seigneur de La Renaudie ?
– Un de mes bons amis, dit l’amiral tendant une main à La Renaudie et l’autre au prince de Condé. Mais je ne me trompe pas, continua l’amiral, et il y a longtemps que le pavé du roi n’a vu réunie si belle et si bonne compagnie, monsieur le duc de Montpensier et monsieur le prince de La Roche-sur-Yon.
– En personne, monsieur l’amiral ! dit le prince de La Roche-sur-Yon, tandis que La Renaudie se tournait vers lui et son compagnon, les saluant tous les deux ; et, s’il peut être agréable à ces pauvres diables de savoir que ceux qui leur ont donné leurs passes pour l’enfer ne sont point précisément des manants, qu’ils meurent tranquilles et avec satisfaction !
– Messieurs, dit l’amiral, la porte de l’hôtel de Coligny est ouverte. C’est vous dire que, si vous voulez me faire l’honneur de monter chez moi et d’y prendre quelques rafraîchissements, vous y serez les bienvenus.
– Merci, mon cousin, dit M. de Condé. Vous savez que je vous quittais, il y a dix minutes, avec l’intention de rentrer chez moi. Je ne me doutais pas que j’aurais le plaisir de rencontrer à votre porte un gentilhomme dont vous m’aviez promis la connaissance.
Et il salua courtoisement La Renaudie.
– Un brave gentilhomme que j’ai vu à l’œuvre, mon cousin, et qui, ma foi ! s’en tire à merveille, continua le prince. Y a-t-il longtemps que vous êtes à Paris, monsieur de Barri ?
– J’arrive, monseigneur, répondit La Renaudie avec un accent profondément mélancolique et en jetant un dernier coup d’œil sur le malheureux qu’il avait, de son dernier coup d’épée, étendu mourant sur le carreau, et je ne m’attendais pas, ajouta-t-il, à causer la mort d’un homme et à devoir la vie à un grand prince avant qu’une demi-heure se fût écoulée depuis que j’ai franchi les barrières.
– Monsieur le baron, dit le prince de Condé en tendant, avec son élégance et sa courtoisie accoutumées, la main au jeune homme, croyez que j’aurai le plus grand plaisir à vous revoir. Les amis de monsieur l’amiral sont les amis du prince de Condé.
– Bien, mon cher prince ! dit Coligny avec un accent qui signifiait : « Ce n’est point une vaine promesse que vous nous faites, et nous reviendrons là-dessus. »
Puis, se retournant vers les jeunes gens :
– Et vous, messeigneurs, demanda-t-il, me ferez-vous l’honneur d’entrer dans ma maison ? Avant que je fusse devenu l’ennemi de votre père, monsieur de Montpensier, ou plutôt qu’il fût devenu le mien, nous étions de bons et joyeux compagnons. J’espère, ajouta-t-il avec un soupir, que ce sont les temps qui sont changés, et non les cœurs !
– Merci, monsieur l’amiral, dit le duc de Montpensier, répondant pour lui et pour le prince de La Roche-sur-Yon, car c’était à lui particulièrement que les paroles de Coligny avaient été adressées ; ce serait avec un grand bonheur que nous accepterions votre hospitalité, ne fût-elle que d’un instant ; mais il y a loin d’ici à l’hôtel de Condé : il faut franchir les ponts, traverser de mauvais quartiers, et nous allons demander au prince la faveur de lui faire escorte.
– Allez, messieurs, et que Dieu vous garde ! Au reste, je ne conseillerais pas à tous les tire-soie et les tire-laine de Paris de s’attaquer à trois vaillants comme vous.
Toute cette conversation avait eu lieu sur la place même du combat, et les vainqueurs la tenaient les pieds dans le sang, et sans qu’aucun d’eux, excepté La Renaudie, homme qui semblait d’une autre époque, donnât un regard aux cinq malheureux, dont trois n’étaient déjà plus que des cadavres, mais dont deux râlaient encore.
Le prince de Condé, le prince de La Roche-sur-Yon et le duc de Montpensier saluèrent l’amiral et La Renaudie, et remontèrent du côté du pont aux Moulins, un édit défendant aux passeurs de mettre leurs bacs en mouvement passé neuf heures du soir.
Resté seul avec La Renaudie, l’amiral lui tendit la main.
– Vous veniez chez moi, n’est-ce pas, mon ami ? lui dit-il.
– Oui, j’arrive de Genève, et j’ai les nouvelles les plus importantes à vous donner.
– Entrez ! À toute heure du jour et de la nuit, ma maison est la vôtre.
Et il lui montra la porte de l’hôtel ouverte, et attendant l’hôte qui devait lui venir sous la garde du Seigneur, puisque le Seigneur venait de le sauver si miraculeusement.
Pendant ce temps, les deux jeunes gens qui avaient, comme on le pense bien, accompagné le prince, non pas pour lui faire escorte, mais pour lui raconter l’aventure du roi et de Mlle de Saint-André, lui narraient, sans omettre aucun détail, cet événement que lui-même, avec des détails bien autrement précis, venait de raconter à l’amiral.
La nouvelle avait été toute fraîche pour monsieur de Coligny. Madame l’amirale était rentrée et s’était renfermée dans sa chambre sans dire un mot, non seulement de cet événement, qu’elle ne pouvait prévoir, mais aussi de la perte du billet, cause première de tout ce grabuge ; de sorte que, si bien instruit que monsieur de Condé fût de tout le reste, il ignorait encore, tant il est vrai qu’il nous reste toujours quelque chose à apprendre, de quelle façon et sur quel indice toute la Cour, M. de Saint-André et Mme de Joinville en tête, avaient fait irruption dans la salle des Métamorphoses.
C’était un secret que pouvaient lui apprendre les deux jeunes princes.
Ils lui racontèrent donc, en alternant comme les bergers de Virgile, comment l’amirale avait tant ri, qu’elle en avait pleuré ; comment, pleurant encore plus qu’elle ne riait, elle avait tiré son mouchoir de sa poche pour s’essuyer les yeux ; comment, en tirant son mouchoir de sa poche, elle en avait en même temps tiré un billet qui était tombé à terre ; comment monsieur de Joinville avait ramassé ce billet ; comment, a près le départ de madame l’amirale, le jeune prince avait communiqué ce billet à la reine mère ; comment la reine mère, croyant que ledit billet était personnel à sa bonne amie l’amirale, avait poussé à la surprise ; comment la surprise, arrêtée à l’unanimité des voix, avait été exécutée, et comment, en fin de compte, la surprise était retombée sur ceux qui avaient cru surprendre.
À la fin du récit, on était arrivé à la porte de l’hôtel de Condé.
Le prince, à son tour, fit aux deux jeunes gens l’offre que l’amiral leur avait faite à tous, mais ils refusèrent ; seulement, ils avouèrent au prince la véritable cause de leur refus. Ils avaient perdu un temps précieux avec cette estocade de M. de La Renaudie, et ils avaient encore bien des amis à qui faire le récit qu’ils venaient de faire à M. de Condé.
– Ce qui me réjouit le plus dans cette aventure, dit le prince de La Roche-sur-Yon en serrant une dernière fois la main de M. de Condé, c’est la figure que va faire l’amoureux de Mlle de Saint-André en apprenant cette nouvelle.
– Comment ! l’amoureux ? dit le prince de Condé, en retenant la main de M. de La Roche-sur-Yon, qu’il était sur le point de lâcher.
– Comment ! vous ne savez pas cela ? dit le jeune homme.
– Je ne sais rien, moi, messieurs, reprit le prince en riant. Dites ! dites !
– Ah ! bravo ! s’écria le duc de Montpensier ; car c’est le plus joli de l’histoire.
– Vous ne saviez pas, reprit le prince de La Roche-sur-Yon, qu’outre un fiancé et un amant, Mlle de Saint-André avait encore un amoureux ?
– Et cet amoureux, demanda le prince, quel est-il ?
– Ah ! par ma foi, vous m’en demandez trop, cette fois : je ne sais pas son nom.
– Est-il jeune ? est-il vieux ? demanda le prince.
– On ne voit pas son visage.
– Vraiment ?
– Non. Il est toujours enveloppé d’un grand manteau qui lui cache tout le bas de la figure.
– C’est quelque Espagnol de la Cour du roi Philippe II, dit le duc de Montpensier.
– Et où apparaît-il, cet amoureux, ou plutôt cette ombre ?
– Si vous étiez moins rare au Louvre, mon cher prince, vous ne feriez pas une pareille question, dit le duc de Montpensier.
– Pourquoi cela ?
– Parce que voilà tantôt six mois que, la nuit venue, il se promène sous les fenêtres de la belle.
– Bah !
– C’est comme je vous le dis.
– Et vous ne savez pas le nom de cet homme ?
– Non.
– Vous n’avez jamais vu son visage ?
– Jamais.
– Vous ne l’avez pas reconnu à sa tournure ?
– Il est toujours enveloppé d’un immense manteau.
– Et vous ne vous doutez pas qui il est, prince ?
– Nullement.
– Pas le moindre soupçon, duc ?
– Pas le moindre.
– On a cependant bien fait quelque conjecture ?
– Une entre autres, dit le prince de La Roche-sur-Yon.
– Laquelle ?
– On a dit que c’était vous, continua le duc de Montpensier.
– J’ai tant d’ennemis au Louvre !
– Mais il n’en est rien, n’est-ce pas ?
– Je vous demande pardon, messieurs, c’était moi !
Et le prince, saluant cavalièrement de la main les deux jeunes gens, rentra dans son hôtel, dont il referma la porte derrière lui, et laissa M. de Montpensier et M. de La Roche-sur-Yon stupéfaits au milieu de la rue.